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La tête couverte d’une casquette d’ouvrier, vêtu d’une veste grossière et d’un pantalon de serge, l’inspecteur Higgins était méconnaissable. Quitter les beaux quartiers du West End pour s’aventurer dans la zone industrielle de l’East End impliquait de prendre certaines précautions. Si le tsar de toutes les Russies n’avait pas aperçu de pauvres à Londres lors de sa visite de 1814, c’est que l’on avait évité de lui montrer les quartiers miséreux de la capitale, dépourvus d’attraits touristiques.
Bien qu’il n’échappât point au brouillard, le West End bénéficiait de plusieurs avantages : espaces verts, propreté et tranquillité. L’East End était un monde bruyant, grouillant de petites gens, et la plupart des rues ne voyaient ni cantonnier ni policier. Ici on travaillait dur, on gagnait peu, on subissait la pollution des usines et l’on respirait les odeurs provenant des tanneries, des fabriques d’allumettes utilisant du phosphore, et des vinaigreries.
Le quartier de Whitechapel[21] était l’un des plus déshérités. Formé d’un labyrinthe de ruelles et de cours où ne pénétrait jamais le soleil, il abritait une population laborieuse confrontée à la misère, foyer de contestataires, d’anarchistes et de socialistes désireux d’en découdre avec le pouvoir. Les autorités ignoraient le danger, persuadées que la quête de la nourriture suffisait à occuper cette racaille.
Des raffineries de sucre et de petits ateliers de confection employaient la majorité des ouvriers de Whitechapel, contraints de vivre dans des taudis. Juifs polonais et russes fabriquaient vêtements et chaussures, et tenaient un marché de viande alimenté par leurs abattoirs rituels, non loin d’un marché au foin. Bœufs et chevaux tiraient de lourdes charrettes, des porcs nettoyaient les artères étroites en absorbant les déchets.
Higgins passa devant des boutiques de tailleurs surmontées de logements en brique. Il s’arrêta à la hauteur d’un marchand des quatre-saisons dont les produits s’étalaient sur une carriole qu’il tirait lui-même. Fruits, légumes, tranches de noix de coco, harengs, morue séchée, coquillages, gibier n’étaient pas à la portée de toutes les bourses. Le bonhomme savait se faire respecter, et les voleurs n’osaient pas s’en prendre à lui, sous peine d’être tabassés.
Higgins acheta un hareng et un morceau de pain.
— Vous êtes parfait, inspecteur. J’ai failli ne pas vous reconnaître.
— As-tu localisé Tasquinio ?
— Une véritable anguille, ce bonhomme ! Il n’arrête pas de bouger, mais j’ai repéré son antre, une baraque en piteux état, à deux pas d’ici, au fond d’une impasse. Il en sort une fumée malodorante, et personne ne sait ce qu’il mijote. Une enseigne illisible surmonte la porte.
— De quoi vit-il ?
— Il livre des paquets à des tas de gens, dans le West End comme dans l’East End. Des collègues l’ont filé.
Ne se fiant pas aux policiers en uniforme, voyants et corrompus, Higgins avait organisé son propre réseau dont les marchands des quatre-saisons formaient le fer de lance. Présents partout à Londres, ils savaient observer et recueillir de précieux renseignements.
— Tasquinio a-t-il de la famille ?
— Apparemment pas.
— Des amis ?
— Juste des relations de travail et des camarades de pub. À mon avis, un type brutal et dangereux. Ne vous y frottez pas, inspecteur.
Une bavarde n’hésita pas à interrompre les deux hommes. Ayant décidé de raconter ses misères au marchand, elle remonta à sa petite enfance.
Higgins s’éloigna et ne tarda pas à repérer l’impasse. Un chien errant lui lécha la main, il lui donna le poisson et le pain.
L’endroit paraissait abandonné, fenêtres et portes des masures étaient murées. Une odeur écœurante agressait les narines.
Pourquoi Paul Tasquinio s’était-il intéressé à la momie de Belzoni et avait-il acheté de coûteuses bandelettes ? Le cadre de vie du personnage ne ressemblait pas à celui d’un amateur d’antiquités.
Une averse se déclencha, un matou aux oreilles déchirées coursa son rival.
Higgins s’approcha du repaire de Tasquinio. La porte ne semblait guère solide, elle ne résista pas à une vigoureuse poussée.
L’inspecteur s’habitua à la pénombre.
Une vaste pièce, un lit correct, une table et deux chaises, des armoires, de grandes bassines, des murs noircis par la fumée, une vaste cheminée où des braises achevaient de se consumer.
Alors que Higgins se dirigeait vers une armoire, la pointe d’un couteau s’enfonça dans ses reins.
— Tu cherches quelque chose, mon gars ?
— Plutôt quelqu’un : Paul Tasquinio.
— Tu vas regretter de l’avoir trouvé ! Moi, les voleurs, je m’en débarrasse.
— Les inspecteurs de police aussi ?
La pointe du couteau se retira.
— Tu crois t’en tirer comme ça ?
— Mon nom est Higgins, et j’enquête sur trois meurtres que vous pourriez avoir commis puisque vous assistiez au débandelettage de la momie de Belzoni.
— Par tous les démons de l’enfer, qui es-tu ?
— Je viens de vous le dire : inspecteur Higgins.
— Alors, tu es armé !
— Non.
— Impossible ! Je dois te fouiller. Si tu remues, je t’embroche !
Higgins demeura immobile.
— Un policier désarmé à Whitechapel… ça ne tient pas debout ! Retourne-toi.
D’un mouvement ample, vif et précis, la tranche de la main droite de Higgins frappa le poignet de Tasquinio, obligé de lâcher son arme. De la gauche, l’inspecteur l’attrapa au vol et menaça le suspect avec.
— On se calme, l’ami.
— Comment… comment avez-vous fait ?
— Question d’entraînement. Pourquoi avez-vous supprimé un pasteur, un lord et un médecin légiste ?
Le visage grossier de Paul Tasquinio s’empourpra.
— Vous divaguez, inspecteur !
— Asseyons-nous et reprenons depuis le début. Surtout, n’essayez pas de vous enfuir. Le coup au poignet n’était qu’un amuse-gueule, et je suppose que vous tenez à vos jambes.
Imaginer ses os brisés effraya Tasquinio. Il prit place en face de ce policier à l’allure paisible qui savait trop bien se battre. Une dizaine de cette trempe-là, et les crapules de Whitechapel quitteraient le quartier.
— Paul Tasquinio, c’est votre vrai nom ?
— Ma mère était napolitaine. Vu la diversité de sa clientèle, elle ignorait l’identité de mon père.
— Votre profession ?
— Livreur de viande.
— À Whitechapel ?
— Pas seulement… Il m’arrive de m’aventurer dans d’autres quartiers.
— Jusqu’au West End ?
— Si ça se présente.
Higgins alluma une grosse bougie. Elle éclaira le visage de son interlocuteur.
— À quoi servent ces bassines, Tasquinio ?
— À faire bouillir des quartiers de bœuf et de porc.
— Vos fournisseurs ?
Le bonhomme était embarrassé.
— C’est un peu… confidentiel.
— Pas de cachotteries entre nous ! Un manque de confiance me navrerait.
— Vous savez, inspecteur, la vie est très dure. Savoir se débrouiller conduit parfois à sortir de la stricte légalité. Sinon, vous risquez de crever de faim !
— Je ne m’intéresse qu’aux crimes.
— Je n’en ai commis aucun !
— En ce cas, parlez-moi de votre petit commerce.
Paul Tasquinio baissa la tête.
— Le patron des abattoirs et moi, on s’entend bien. Il me vend le deuxième choix au prix du troisième, sans déclarer les transactions, et moi, je revends le deuxième choix au prix du premier. Vous me suivez ?
— Chacun y trouve son bénéfice, semble-t-il.
— On se débrouille… Vous n’allez pas nous dénoncer ?
— N’auriez-vous pas volé et dissimulé la momie de Belzoni ?
Paul Tasquinio s’étrangla.
— Vous… vous blaguez ?
— Si l’on ouvrait ces armoires ?
— Elles contiennent mes stocks et…
— Ouvrez-les, insista l’inspecteur.
Des paquets, soigneusement ficelés. Des étiquettes indiquaient les noms et les adresses des destinataires. Higgins prit le temps de vérifier : pas de spectateur du débandelettage.
— Un doigt de gin, inspecteur ? J’ai du bon.
Les deux hommes se rassirent, Tasquinio remplit deux verres.
— Votre intérêt pour les momies me surprend, avoua Higgins.
— L’occasion fait le larron ! L’un de mes clients m’a donné un billet, car ce genre de manifestation l’épouvantait. Moi, elle m’a amusé, et j’ai eu une idée : augmenter mes prix en enveloppant les paquets de luxe avec de la bandelette égyptienne. Astucieux, non ?
— Vous avez donc écoulé votre acquisition.
— Pas encore, j’utiliserai ce produit exceptionnel à l’occasion des fêtes de fin d’année. Les riches bourgeois du West End seront ravis ! Les affaires exigent de l’imagination. Dites-moi, vous avez évoqué un pasteur ?
— En effet.
— Il y en avait un, lorsque Belzoni et son médecin ont dépouillé la momie. Et ce prédicateur était furieux ! Il brandissait une bible, promettait l’intervention des démons et voulait brûler le corps du vieil Égyptien. Belzoni l’a attrapé sans ménagement et poussé au fond de la salle, en le menaçant de le briser en deux s’il ne se calmait pas.
— Intéressant, reconnut l’inspecteur en prenant des notes sur son carnet noir.
— Et l’affrontement a repris à la fin du spectacle ! Le pasteur a tenté de planter un couteau dans la momie, Belzoni a retenu son bras. À l’évidence, ils se haïssaient. Face au géant, ce fou de pasteur ne faisait pas le poids. Un coup de poing, et son crâne éclatait !
— Fameux, votre gin.
— Vous… vous me laissez libre de mes mouvements ?
— Je recherche une momie et un assassin. Comme vous n’êtes ni l’une ni l’autre, je n’ai aucune raison de vous arrêter. Ah ! un dernier détail : fréquentez-vous un dénommé Littlewood ?
Paul Tasquinio fronça les sourcils.
— Jamais entendu parler.
— Tant mieux pour vous. Évitez de croiser son chemin.